Article paru dans l'Humanité, le 10 août 2009
SIEYES, un abbé défenseur du Tiers-Etat
De Sieyès, la mémoire collective n’a pas retenu grand-chose. Pourtant la Révolution doit beaucoup à cet abbé parce que son pamphlet, Qu’est-ce que le Tiers-Etat ?, s’il n’est pas le déclencheur de la Révolution, en est la clé[1]. Mais Sieyès sera également celui qui clôturera la Révolution, finissant comte d’Empire. Un comble pour un ecclésiastique exécrant les privilèges et les privilégiés et qui, en tant que député du Tiers-Etat aux états généraux de 1789, a rendu à son ordre d’adoption sa place dans la société et toute sa force pour abattre l’ancien régime. Retour sur un pamphlet qui fit la renommée de son auteur en son temps.
Emmanuel Sieyès est né à Fréjus le 3 mai 1748 dans une famille nombreuse de la petite bourgeoisie qui ne croule pas sous la fortune. Il veut être militaire. Mais chétif, ses parents, très pieux, le poussent vers la prêtrise. Ils y voient aussi une carrière tranquille et des revenus assurés. Emmanuel Sieyès est ordonné prêtre en 1772 à 24 ans. Mais ses études l’ont ennuyé. Il a même été exclu du Petit Séminaire de Saint-Sulpice, réservé aux milieux modestes, au contraire du Grand Séminaire réservé à la noblesse, pour son caractère jugé sournois et ses lectures orientées vers les philosophes des Lumières. Les auteurs à succès de l’époque se nomment Locke, Rousseau, Voltaire…
Sieyès s’insurge contre cette société d’ordres, que de rares écrits dénoncent, faite de privilèges réservés, à ses yeux, à la seule noblesse. Lui qui n’est pas bien né comprend qu’il sera toujours exclu des hautes fonctions ecclésiastiques réservées aux seuls nobles. Sa haine à l’égard des privilégiés s’affirme véritablement au moment où, devenu un ecclésiastique administrateur en qualité de secrétaire de l’évêque de Tréguier, il est désigné comme représentant du clergé à l’assemblée des Etats de Bretagne. Il y voit alors les inégalités d’une assemblée d’ancien régime, ou la noblesse règne en maître. En 1780 alors qu’il suit l’évêque de Tréguier nommé à Chartres, il obtient une promotion en devenant vicaire général puis grand vicaire. Il est alors nommé représentant du clergé à l’assemblée provinciale de l’Orléanais convoquée par le roi en 1787. Aux côtés du savant Lavoisier qui le trouve brillant mais trop véhément, il travaille à un projet sur l’esquisse d’ateliers de charité et de caisses qui verseraient des secours aux vieillards et aux veuves pour les protéger de l’indigence. C’est, semble-t-il, à ce moment que Sieyès aurait pris fait et cause pour le peuple. Il juge d’ailleurs que le moment est venu d’actions nouvelles, sans doute violentes. A l’été 1788, il s’exile donc à la campagne, loin de Paris où il passe la plupart de son temps. Il rédige ses « Vues sur les moyens d’exécution dont les représentants de la France pourront disposer en 1789 ». A l’automne, il écrit son « Essai sur les privilèges » et en novembre, décembre « Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? Les deux premiers sont publiés fin 1788 et celui sur le Tiers-Etat paraît en janvier 1789 : le succès de ce dernier est immédiat. La diffusion est favorisée par les clubs, les salons et les sociétés politiques, notamment celle des « Enragés ». Les deux premières brochures sont rééditées deux fois dans l’année 1789. Mais celle sur le Tiers-Etat conquiert l’opinion, avec plus de 30 000 exemplaires vendus en quelques semaines. Lors de la 4è réédition, Sieyès y indiquera son nom. Il s’agit réellement d’un « best-seller ». Au café, dans les rues, on s’aborde : « Avez-vous lu le tiers ? ». Des orateurs le lisent à haute voix dans les cafés, sur les places publiques. En quelques semaines, Sieyès est devenu célèbre.
Mais qui y a-t-il d’écrit de si phénoménal dans cette brochure de 127 pages pour susciter autant d’enthousiasme ? Elle annonce la Révolution à venir et les moyens pour les mettre en oeuvre. On y trouve de nombreuses formules brutales destinées à frapper l’opinion. Très vite cette brochure s’avère une arme décisive dans la lutte révolutionnaire. Elle est rédigée pendant que se réunissait l’assemblée des notables convoquée par Necker pour organiser la réunion des Etats généraux prévue le 1er mai 1789. Sieyès tient à sa façon à préparer lui aussi ces états généraux en pesant sur les événements. Le plan de la première partie est celui qui est resté le plus célèbre :
1.« Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? TOUT .
2. Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? RIEN
3. Que demande-t-il ?-A ETRE QUELQUE CHOSE ».
La seconde partie, pourtant moins connue, est certainement la plus importante car elle précisait les objectifs à atteindre et la stratégie à suivre :
« Ainsi nous dirons :
4. Ce que les ministres ont tenté et ce que les privilégiés eux-mêmes proposent en sa faveur.
5. Ce qu’on aurait dû faire.
6. Enfin ce qui reste à faire au Tiers pour prendre la place qui lui est due ».
Pour Sieyès, tous les travaux, des plus ingrats aux plus estimés, sont supportés par le Tiers-Etat. Il estime alors que celui-ci est TOUT. Et sans l’ordre privilégié que représente alors la noblesse, il serait tout « mais un tout libre et florissant ». Le Tiers-Etat est aussi à ses yeux le seul qui incarne nation car la noblesse lui est étrangère puisque sa mission ne vient pas du peuple et parce que celle-ci défend son intérêt particulier et non l’intérêt commun. Pas un mot, par contre ou si peu et si timide, sur le clergé. Il prétexte alors que le clergé, lui, n’est pas seulement un ordre, mais aussi une profession et que de ce fait, il appartient aussi à l’ordre social comme le Tiers-Etat. Et puis, rappelons-le, il est aussi une personnalité éminente du clergé de Chartes…
Sieyès ensuite, sans mal, démontre que le Tiers-Etat jusqu’à présent n’a jamais rien été : rien dans les Etats généraux et rien dans l’histoire aux mains de la noblesse, son éternelle cible. Les droits politiques du Tiers-Etat sont inexistants. Il demande à devenir QUELQUE CHOSE. Plus précisément, il demande de vrais représentants aux états généraux, c’est-à-dire des députés tirés de son ordre qui soient les interprètes et les défenseurs de leurs intérêts : il demande que les votes aux Etats généraux « soient pris par tête et non par ordre » et pas seulement pour le vote de l’impôt mais pour tous les sujets. Pour Sieyès, l’objectif recherché est clair : Le Tiers-Etat doit ainsi pouvoir avoir une influence égale à celle des privilégiés. Il n’exige pas plus alors même que le Tiers-Etat compte 25 à 26 millions d’individus face à seulement 200 000, à peine, membres du clergé et de la noblesse.
Dans la seconde partie de son pamphlet, il dénonce ce qui a été tenté par les gouvernements récents. Il attaque les notables qui en 1787 ont défendu leurs intérêts, leurs privilèges contre la nation. Mais la grande « audace », pour reprendre le terme de Jean-Denis Bredin, de Sieyès est davantage contenue dans les deux derniers chapitres de son ouvrage, même s’ils ne l’ont pas rendu célèbre :
5.« Ce qu’on aurait dû faire » : « si nous manquons de constitution, il faut en faire une : la nation seule en a le droit. Les états généraux fussent-ils assemblés, ils sont incompétents à rien décider sur la constitution. Ce droit n’appartient qu’à la nation seule ».
6.« Ce qui reste à faire ? » : se dissocier du clergé et de la noblesse : « le Tiers-Etat seul dira-t-on ne peut pas former les Etats généraux. Eh ! Tant mieux ! Il composera une assemblée nationale ». Pour Sieyès le vote par tête n’est même plus suffisant : il faut aller plus loin et délibérer seul.
Evidemment à la Cour et au Parlement de Paris ce pamphlet et le ton employé font scandale. On menace de faire brûler cette brochure sur la place de Grève. Mais l’ouvrage, au-delà des polémiques du moment marque une césure entre les instruments de l’ancien régime et les concepts politiques modernes, rappelle encore Jean-Denis Bredin : l’abolition des ordres, l’unité nationale, la souveraineté de la nation, la limitation de cette souveraineté par la seule liberté individuelle, distinction du pouvoir constituant et des pouvoirs constitués, la théorie de la représentation. Mais cet ouvrage, si intolérant vis-à-vis de la noblesse demeure pourtant si tolérant, on l’a dit, avec le clergé et aphone à l’égard du roi qui, précisons-le, à ce moment-là n’est pas remis en cause, sa fonction en tout cas.
Beaucoup ont vu dans cette brochure une œuvre politique majeure, à commencer par Benjamin Constant ou Carré de Malberg. Alors pourquoi ce long et lourd silence des historiens de la Révolution sur ce personnage ? Oui, bien sûr, Sieyès était, pour reprendre les termes de l’historien Georges Lefebvre, « l’incarnation de la bourgeoisie ». Mais la Révolution française n’est-elle pas en tous points une révolution bourgeoise ? Serait-ce alors parce que mise à part la rédaction de ce pamphlet, Sieyès n’a pris aucun autre risque, le courage n’étant pas sa grande qualité, et qu’il a disparu sous la Terreur, se justifiant laconiquement par ces mots « j’ai vécu » ? Parce qu’il s’est comporté comme un opportuniste, en siégeant au centre à la Convention, mais votant tout de même la mort du Roi (cela lui sera reproché sous la Restauration durant laquelle il devra s’exiler), refusant de s’allier à un parti et de fait continuellement détesté par la Montagne et Robespierre le qualifiant de « taupe de la Révolution » ? Ou parce que, par opportunisme encore, refusant plus tard de siéger au Directoire et rejetant la constitution de l’An III, il présidera tout de même les Cinq-Cents, et donnera le coup d’épée final à la Révolution en préparant le 18 Brumaire aux côtés de Napoléon Bonaparte ? Celui-ci fera de lui, pour mieux s’en débarrasser, un comte d’Empire aux larges privilèges qu’il condamnait tant 20 ans plus tôt.
Pourtant, en y regardant de plus près on pourrait voir dans ce « Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? » un appel à la lutte des classes à travers son rejet des privilégiés et sa farouche volonté de voir triompher le Tiers-Etat. Comparaison osée ? Gageons alors qu’elle fasse débat et qu’elle redonne à Sieyès une place bien méritée dans l’histoire de France et de la Révolution française.
Frédéric SEAUX