Le site professionnel du lycée Brassens de Neufchâtel-en-Bray est en grève reconductible. Un de nos collègues d'EPS a décidé d'envoyer une lettre au ministre pour lui expliquer que sa réforme purement comptable des établissements scolaires était un véritable assassinat à l'égard des enseignants et des élèves. Voici un récit bouleversant de deux heures de cours classiques avec une classe difficile.
Frédéric Seaux
CHRONIQUE D’UN COURS ORDINAIRE EN LYCEE PROFESSIONNEL
LETTRE AU MINISTRE DE l’EDUCATION NATIONALE
Ce jour là, le mardi à 15h30, j’ai pour mission d’enseigner l’éducation physique à une classe de 22 élèves de Bac Professionnel industriel. C’est le moment de la semaine que je redoute, celui qui me pourrit la vie et me serre l’estomac les jours précédents. Je m’y suis préparé comme un boxeur qui rentre sur le ring, concentré, entraîné ; j’ai révisé mentalement tous les coups que je pouvais prendre et les parades pour les éviter.
Voilà, la classe approche du gymnase ; pas besoin de prêter l’oreille, elle arrive dans un grand chahut avec des appareils qui crachent une musique de mauvaise qualité ; l’estomac se noue un peu plus ; il va falloir d’entrée modérer cette agitation et faire preuve de diplomatie pour que tous ces jeunes adoptent une attitude scolaire ; eh oui il faut demander poliment ce qui devrait être fait naturellement : arrêter la musique, cracher les chewing-gums, essuyer ses pieds.
Après quelques ronchonnements, tout le monde a endossé le costume scolaire ; les élèves peuvent donc ouvrir la porte du gymnase, avec retenue, comme d’habitude, le genre de retenue à arracher les charnières ! Le groupe s’engouffre vers les vestiaires comme un troupeau de moutons qui rentre à la bergerie sans se préoccuper du berger ; ce genre de politesse surannée n’est plus à l’ordre du jour !
Toute la classe est au vestiaire, personne n’est venu me dire qu’il avait oublié sa tenue, l’atmosphère est à peu près calme… jusqu’au moment où de grands éclats de rire me rappellent à la réalité. Paul, le bon élève, trop bon probablement, celui que l’on traite de « fayot », celui qui fait constamment l’objet de moqueries, sort du vestiaire en pleurnichant ; il tient à la main ses affaires de sport dégoulinantes. « M’sieur, ils m’ont mis mon survêtement sous la douche ». J’investis les vestiaires, pour la forme et pour manifester ma désapprobation ; inutile de chercher un coupable, c’est la loi de l’omerta ». Je me contente donc de prêter une tenue à ce malheureux pour qui je ne peux pas grand-chose mais pour qui je compatis car pour lui la vie au lycée doit être un enfer.
Afin de passer directement à l’action, pas d’appel solennel, je compte rapidement les présents et cible facilement l’absent du jour ; c’est Quentin, pas de quoi me chagriner, c’est le plus impertinent et le plus arrogant du groupe ; son absence est plutôt une bonne nouvelle.
Nous faisons actuellement un cycle de Hand Ball ; trois équipes stables ont été constituées et au début du cours chacun sait quelle couleur de chasuble il doit revêtir ; tout le monde s’équipe, l’absence de Quentin déséquilibre les groupes ; je demande donc à Maxime de « passer chez les verts » qui sont en sous effectif. Pas question « j’ai pas envie de jouer avec ces bâtards », un compliment adressé à l’équipe des verts ; une dispute en vue ? Même pas ! C’est du vocabulaire coutumier que ni les élèves ni même le prof ne relève. J’ai conscience de cette dérive mais je ne peux m’attarder sur ce genre de « détail ». N’empêche que mon équilibre d’équipes n’est pas fait et qu’il va falloir parlementer longtemps pour qu’un élève un peu moins obtus accepte de régler le problème.
Echauffement : 3 minutes de trottinement ; c’est minimal mais je ne peux espérer beaucoup plus. Maxime ne veut pas courir, « ça sert à rien de courir ! » ; j’essaie de le convaincre de l’intérêt d’un échauffement. « Et puis de toute façon j’ai mal à la jambe ! »Pour éviter un conflit d’entrée, je fais semblant de croire à cette excuse bidon. L’échauffement se finit correctement mais j’ai déjà la désagréable impression d’avoir « baissé mon froc » devant un élève qui méritait « deux coups de pied au derrière » !
On sort les ballons. Pas trop ! Je dispose d’au moins d’un ballon pour deux joueurs ; mais pas question de profiter de cette aisance matérielle ; ce serait la meilleure recette pour un bazar collectif. Seulement 3 ballons, un par équipe, pour un exercice de « passe et suit » ; pour les néophytes il s’agit d’un exercice collectif de passes.
Pendant une minute cela fonctionne correctement, je me prends pour le roi de la pédagogie ; puis imperceptiblement les passes sont plus appuyées ; l’exercice dérive en « défonce pif » jusqu’au moment où un élève se prend vraiment le ballon en pleine « poire »ce qui enclenche une course poursuite dans le gymnase sous les hurlements des autres élèves.
L’exercice est abrégé ; je ne présente même pas les autres prévus pour la séance ; je passe directement au jeu ; évidemment pas un jeu débridé comme dans une cour de récréation, mais un jeu « à thème », ce terme pompeux qui donne l’illusion qu’on respecte les instructions officielles !
Mon thème de jeu c’est la « défense individuelle », un thème qui en dehors de l’aspect handball, doit faire comprendre à l’élève que chacun a une mission simple et que s’il ne l’accomplit pas c’est toute l’équipe qui en pâtit ; une préparation à la vie, au travail en équipe. Balaise n’est ce pas ? Un prof de gym qui réfléchit et qui a des ambitions pour ses élèves au-delà du lycée !
Avant de commencer il faut donc que je leur transmette des consignes ; je les fais asseoir devant le tableau ; j’aime cette situation où j’ai l’impression d’être dominateur ; de plus, par expérience j’ai remarqué que cette position favorisait l’écoute, comme si la pression sur les fesses excitait le nerf auditif. Une fois que tout le groupe est en position, j’ai une minute pour transmettre mon savoir ; il s’agit d’être très concis et d’aller à l’essentiel.
Malgré ces conditions de rêve peu m’écoutent vraiment, la plupart ont l’esprit ailleurs ou chahutent avec leur voisin ; je ne me fais guère d’illusion sur la réception de mon message ; d’ailleurs quand je donne le feu vert pour passer au jeu certains me disent « M’sieur qu’est-ce qu’on fait ?
On passe au match, le moment tant attendu, le moment où on va pouvoir se défouler, le seul moment qui intéresse mes élèves. Comme j’ai trois équipes, j’essaie de trouver une occupation pour celle qui ne joue pas : l’arbitrage, le marquage des points, l’observation, différentes tâches qu’ils ont du mal à tenir et que je suis souvent obligé de reprendre en main. Je dois donc veiller au bon déroulement de la rencontre et surveiller ceux qui ne jouent pas et qui font les « zouaves » sur la touche ou tentent de s’éclipser pour fumer une cigarette dehors.
Le respect des consignes de ce jeu à thèmes devrait être prépondérant mais concrètement il passe au second plan ; ce qui m’absorbe ce sont les règles de bonne conduite : relever les insultes envers adversaires et partenaires ; réprimander ceux qui crachent ; intervenir avec rapidité et physiquement dans les débuts de bagarre. Un coup maladroit en cours de jeu déclenche fréquemment des conflits qu’il faut réprimer avec rapidité ; c’est une atmosphère explosive qui ne permet pas de se relâcher.
De temps en temps, je regarde l’horloge ; « plus que 10 minutes à tirer » avant la libération.
Coup de sifflet final, il faut ranger le matériel ; comme j’ai pris soin de fermer les vestiaires à clé, je suis tranquille, le travail sera fait ; Malgré tout ce sont toujours les mêmes qui rangent et les mêmes parasites qui regardent les autres travailler ; c’est d’ailleurs bien comme cela que ça se passe dans la vie !
Après une minute symbolique de bilan, je libère mes fauves qu’étrangement je trouve beaucoup plus sympathiques au moment du départ.
Je suis exténué de ce combat ; je n’ai pas fait un travail d’éducation physique mais une animation au cours de laquelle j’ai essayé d’inculquer quelques notions de politesse et de bonne conduite ; c’est une frustration qui me noue le ventre en attendant la semaine suivante, à moins qu’un conseil de classe, une journée de formation, une journée de neige ou un stage ne me fasse gagner deux heures de stress !
Monsieur le Ministre, ce n’est pas une fiction mais une réalité que vous ne connaissez probablement pas, une réalité que vous voulez ignorer.
Malgré mon ton pessimiste j’ai tout de même l’espoir d’avoir transmis certaines valeurs de respect, des valeurs qui font que les différentes tranches d’âge vivent en harmonie, des valeurs qui sont un rempart à l’explosion de la société ; cette action est déjà difficile avec une classe de 20 élèves ; la mission devient impossible avec des effectifs plus chargés et je n’ose imaginer comment pourraient faire les professeurs de français, de mathématiques ou de langues !
Il est facile derrière votre bureau de jouer de la calculette, surtout les soustraction et les divisions, pour supprimer des postes et emplir les classes au maximum ; n’oubliez pas que derrière ces chiffres il y a des jeunes et que devant ces jeunes il y a des hommes ou des femmes et que vous ne rendez service ni aux uns ni aux autres.
Vous me faites penser à ces généraux qui au cours des siècles ont envoyé leurs hommes à la mort pour des combats perdus d’avance.
Je ne veux pas mourir devant des effectifs ingérables, je ne veux pas avoir l’impression d’être un « garde chiourme ».
Monsieur le Ministre, informez vous des réalités, allez sur le terrain et vous comprendrez qu’avec des élèves difficiles on a besoin d’effectifs-raisonnables pour être efficaces et tout simplement survivre.
JF HARIVEL, professeur d’EPS, lycée Brassens.