Reportage de Christelle Chabaud,
paru dans L'Humanité, le 10 juin 2010
Cliniques privées. À Montpellier, une révolte qui vient de loin
Montpellier (Hérault), correspondance.
Déjà la troisième semaine de grève. Du jamais-vu dans le secteur de la santé privée du Languedoc-Roussillon. Dans les cliniques montpelliéraines, les couloirs se sont comme accoutumés à la faible affluence, d’autant que certaines directions ont décidé de fermer des services. Depuis quatorze jours, les urgences lourdes sont redirigées vers les hôpitaux de la ville. Sous les tentes, devant la Maison des syndicats, les traits sont tirés mais les regards toujours aussi intraitables. En ce début de matinée, ils sont déjà plus de 200 grévistes à avoir enfilé les blouses, toutes bariolées de la même exigence : « +10 % ».
Depuis le 25 mai, les salariés des dix grandes cliniques privées de Montpellier ont cessé le travail pour donner du poids à leur revendication : une hausse de 10 % de la valeur du point sur lequel sont calculés les salaires, soit une augmentation de 120 euros à 250 euros brut mensuels. « Cela fait deux ans qu’on nous inflige 0 % et cette année, rebelote, explose Barbara Rampillon, porte-parole de la CGT. La Fédération de l’hospitalisation privée (FHP, le syndicat patronal – NDLR) vient d’annoncer qu’en 2010 non plus, il n’y aurait pas d’augmentation à cause de la crise, pourtant nos patrons n’ont pas trop l’air de la connaître… » Par souci d’exactitude, cette infirmière de la clinique Clémentville fouille dans ses papiers pour étayer son affirmation : « le groupe Clinéa-Orpéa, par exemple, a fait 62 millions d’euros de bénéfices en 2009 et rien qu’au 1er trimestre 2010, son résultat s’est encore amélioré de 16,2 %. »
Des chiffres qui donnent le vertige à Réjane Franch. Le groupe européen Clinéa-Orpéa, elle connaît. Cela fait vingt-trois ans que cette aide-soignante travaille pour lui au sein de l’établissement psychiatrique La Lironde. Mais malgré son ancienneté, Réjane ne gagne que 1 280 euros net par mois. Insuffisant pour vivre et aider ses grands enfants, « dans la panade eux aussi ». Alors, depuis 2004, cette quinquagénaire n’a trouvé qu’une solution : cumuler un autre emploi. Quitte à tirer sur la corde. « Chaque jour, je fais au minimum dix à douze heures de boulot… Je prends mon service à la clinique à 7 h 15 jusqu’à 14 heures, puis je pars faire le ménage chez des particuliers, ils me paient en chèques emploi-service, c’est toujours ça en plus. » Il y a quelques jours, Rejane a reçu un courrier de la caisse de retraite : avec la complémentaire, elle touchera 595 euros par mois. « J’ai pleuré pendant trois jours, le quatrième je suis allée m’acheter une voiture d’occasion à crédit, c’est sûrement la dernière année où je peux m’en payer une. »
De Fontfroide à Saint-Roch, du Millénaire à la clinique du Parc, ils sont nombreux comme Réjane à s’être résignés à la double activité, en faisant des nuits dans une autre clinique ou en s’improvisant dans les services à la personne. Sans compter « tous les collègues qui pressent un max sur les heures sup’, parfois jusqu’à faire exploser le plafond autorisé ». Parce qu’« on ne vit pas avec un smic », Philippe Mathey, aide-soignant lui aussi, effectue au moins dix heures de plus par mois pour doper ses 1 080 euros net. « Quand j’ai débuté, il y a quatre ans, mon salaire dépassait le smic de plus de 20 euros, maintenant il n’y a même pas 5 euros d’écart. » Sur des postes équivalents, les rémunérations sont en moyenne 30 % inférieures à celles pratiquées dans la santé publique. De plus, explique Virginie Vidal, « les cliniques d’un même groupe n’ont pas forcément la même politique salariale, moi par exemple, je suis payée 400 euros de moins qu’une infirmière parisienne ».
Or, depuis trois semaines, les portes restent fermées aux étages des directions. « Trois groupes ne veulent même pas s’asseoir autour d’une table pour discuter », relate le cégétiste Philippe Gallais, fondateur du collectif Santé privée. Vendredi, la direction du géant régional Oc Santé – qui possède six cliniques, toutes en grève – a accepté une entrevue… Le temps de proposer une hausse de 2 % la première année et de 1 % la deuxième, « si le point est revalorisé au niveau national ». « Ridicule », selon la délégation syndicale. « Il y a une très grande fierté dans ce mouvement, analyse Philippe Gallais. Pour la plupart des gens, c’est leur première grève et ils veulent reprendre le travail la tête haute, pas question de se satisfaire d’une poignée d’euros supplémentaires. »
Avec plus de 80 % du personnel en grève, les établissements privés réquisitionnent près de 150 salariés par jour pour faire fonctionner a minima les services de soins. Mais pour limiter les dégâts sur le chiffre d’affaires, certains ont eu tendance à outrepasser le Code du travail. L’inspection du travail vient ainsi d’épingler la clinique Rech à la suite de recrutements présumés abusifs en CDD pour – dixit l’article L1242-6 – « remplacer un salarié dont le contrat de travail est suspendu à la suite d’un conflit collectif de travail ». Un procès-verbal a été transmis au procureur de la République et, à en croire les grévistes, d’autres établissements pourraient être concernés.
Cancérologue et ancien président de la Ligue nationale contre le cancer, le Dr Henri Pujol a été nommé la semaine dernière par le préfet pour tenter de forcer le dialogue. Sans grand résultat pour l’instant. « Dans certaines cliniques, les grévistes ont même proposé de discuter pour instaurer un service minimum, mais les directions refusent toute discussion et préfèrent prendre le risque de gonfler l’urgence sanitaire », dénonce Barbara Rampillon.
La situation est totalement bloquée : une négociation salariale prévue aujourd’hui à Paris a été annulée à la dernière minute par la fédération patronale. Dans le sillage du conflit montpelliérain, des appels à la grève ont été lancés dans des cliniques des Bouches-du-Rhône, de Gironde, de la Sarthe et du Cantal. Faute d’avancées significatives, ce mouvement inédit et puissant pourrait s’étendre.
Christelle Chabaud